Fargue, Léon-Paul 

Ferran, Pierre .

Floch, Madeleine Le 

Follain, Jean 

Fombeure, Maurice 

Fondane, Benjamin 

FontaineJean de La 

Fort, Paul 

Fourest, Georges

 

 

Rêves

  

Un enfant court

Autour des marbres...

Une voix sourd

Des hauts parages...

 

Les yeux si graves

De ceux qui t’aiment

Songent et passent

Entre les arbres...

 

Aux grandes orgues

De quelque gare

Grande la vague

Des vieux départs...

 

Dans un vieux rêve

Au pays vague

Des choses brèves

Qui meurent sages...

 

Léon-Paul Fargue


Attention travaux !

 

- C'est une honte ! s'exclama

L'inspecteur des travaux infinis

Devant le chantier

Silencieux :

Le vitrier dort, les maçons sommeillent,

Le serrurier ronfle, l'architecte rêve,

Les peintres reposent,

Les menuisiers somnolent,

Les plombiers roupillent,

Les carreleurs pioncent,

Les sanitaires en écrasent

Il n'y a que vous, mon cher, que vous

A rester debout :

Votre zèle est honorable

Quelle est votre affectation ?

- je suis le marchand de sable

 

Pierre FERRAN.


 

 

 

 

 

Vert de mer

 

Un poisson connaissait par cœur

les noms de tous les autres poissons.

Il connaissait les algues, les courants,

les sédiments, les coquillages.

C’était un érudit.

Il exigeait d’ailleurs qu’on l’appelât 

 « maître » !

Il savait tout de la mer

Mais il ignorait tout de l’homme.

Et un jour il se laissa prendre au bout

d’un tout petit hameçon.

 

                                           Madeleine Le Floch


 

 

L’ordre

 

L’écolier qui balayait la classe

à tour de rôle était choisi

alors il restait seul

dans la crayeuse poussière

près d’une carte du monde

que la nuit refroidissait

quelquefois il s’arrêtait, s’asseyait

posant son coude sur la table aux entailles

inscrit dans l’ordre universel.

 

            Jean Follain

 


 

AIR DE RONDE

 

 

On dansa la ronde,

Mais le roi pleura.

Il pleurait sur une

Qui n’était pas là.

 

On chanta la messe,

Mais le roi pleura.

Il pleurait pour une

Qui n’était pas là

 

Au clair de la lune,

Le roi se tua,

Se tua pour une

Qui n’était pas là.

 

Oui, sous les fougères

J’ai vu tout cela,

Avec ma bergère

Qui n’était pas là.

 

            Maurice Fombeure


Le coquillage

          Ronfle coquillage

        Où l'on entend tout le bruit de la mer

        Vague par vague,

        Où l'on entend marcher les petits crabes

        Où l'on entend mugir le vent amer.

Ronfle coquillage !

        En toi je retrouve les beaux jours vivants

        Où les mouettes claquaient au vent

        Dans un grand ciel bleu gonflé de nuages,

        De nuages blancs, signes du beau temps ! ...                                     

        Ronfle coquillage.

Maurice Fombeure

 


 

AU VENT DES LOCOMOTIVES

 

 

Emouvantes locomotives sous vos soupirs de diamant

Les courbes, les siphons et les plaques chantantes

Tablier trépidant des heures

Vous entrez à longs cris dans les villes béantes.

 

Ballerine de fonte ô danseuse bruyante

Locomotive au vent sous le premier tunnel

Attaqué, dépassé - le train sort comme un ver

Et la fumée s'éteint dans les soufflets du ciel

Vers Orléans, Paris, Angers, Nantes, la mer

Ou vers Bordeaux Saint-Jean sur le haut pont de fer

.Au-dessus des bateaux paresseuse Garonne

Au-dessus de la terre dans une amitié forte.

 

Maurice Fombeure

 

 

 

 

 

BOHEMIENS, HELLEQUINS, ROULOTTIERS

 

 

Les Bohémiens sont revenus

Vautrés autour de la roulotte

Où gambadent des enfants nus

Dans l'odeur d'ail et d'asphodèle.

 

Leur repas bref e st terminé

L'homme saisit une guitare

Et joue des airs mélancoliques

En attendant que la nuit tombe.

 

Maurice Fombeure


 

   

IMAGES DU VILLAGE

 

La fontaine près de l'église

Où les aveugles vont mendier

 

La cour où rament les oies grises

Et que fleurit un amandier

 

Le vieux four à pain où s'enlacent

Les ronces, où se tord un figuier

 

Les coqs le matin à la vitre

Secouent leur crête de rosée

 

Et la journée retentissante

S'envole à tête reposée

 

Maurice Fombeure

 

 

 


CHANSON DE LA MARINE ANCIENNE

 

En courant au clair de lune,

Sur la dune de Port-Blanc,

- J'entends le vent dans la hune,

La fille du roi Morguen

Perdit son anneau d'argent.

                - J'entends le vent dans les haubans.

 

Premier de nous qui le trouve

Fut changé en cormoran.

- J'entends le vent dans la hune,

Fut changé en cormoran.

- J'entends le vent dans les haubans.

 

Le second, c'était le mousse,

En est mort subitement

A l'âge de quatorze ans.

- J'entends le vent dans la hune,

A l'âge de quatorze ans.

J'entends le vent dans les haubans.

 

« Où vas-tu, beau capitaine,

Sur ton brigantin d'argent? »

- J'entends le vent dans la hune,

Sur ton brigantin d'argent.

- J'entends le vent dans les haubans.

 

Mes hommes, mes pauvres hommes,

C'était un vaisseau fantôme

Qui nageait depuis cent ans.,

- J'entends le vent dans la hune,

Qui nageait depuis cent ans.

- J'entends le vent dans les haubans.

 

 

 

S'est effacé dans la lune

De la quille au gréement

- J'entends le vent dans la hune,

De la quille au gréement.

                  - J'entends le vent dans les haubans.

 

Compagnons de la marine,

Qu'on a du désagrément.

- J'entends le vent dans la hune,

Qu'on a du désagrément.

- J'entends le vent dans les haubans.

 

 

 

Maurice FOMBEURE

 

 

LES ÉCOLIERS

 

Sur la route couleur de sable,

En capuchon noir et pointu,

Le 'moyen', le 'bon', le 'passable'

Vont à galoches que veux-tu

Vers leur école intarissable.

 

Ils ont dans leurs plumiers des gommes
Et des hannetons du matin,
Dans leurs poches du pain, des pommes,

Des billes, ô précieux butin

Gagné sur d'autres petits hommes.

 

Ils ont la ruse et la paresse

Mais l'innocence et la fraîcheur

Près d'eux les filles ont des tresses

Et des yeux bleus couleur de fleur,

Et des vraies fleurs pour leur maîtresse.

 

Puis les voilà tous à s'asseoir.

Dans l'école crépie de lune

On les enferme jusqu'au soir,

Jusqu'à ce qu'il leur pousse plume

Pour s'envoler. Après, bonsoir !

 

Maurice Fombeure

 

 

 

 

Forêts



Les forêts ocellées constellées et chantantes

Aux sources vertes dans le grès

Ailées d’écureuils fous fusant en flammes rousses,

Parcourues de cerfs aux ramures persillées,

De biches aux yeux vagues évasés de velours

De sangliers rugueux fouisseurs et sanguinaires,

Les forêts éclatées crépitant de tonnerres

Les forêts dénudées, vibrantes, de l’hiver,

La forêt du printemps aux bourgeons frais vert tendre

Aérée et gracile en dessin japonais.

Forêts des faux saulniers, des braconniers terribles

Marchant à pas de loup au fond des années mortes,

Forêts des révoltés des bandits et des Jacques,

Les forêts où tintaient les colliers des chevaux

Grelottant de grelots chevaux de diligences,

Et les forêts aussi des porteurs d’escopette.
Les compagnons de la grand’route

Y fumaient leur pipe de plâtre

Près de la mare rousse envahie de roseaux

Au lieu dit « Sauvez-moi », « Les Ecuries du Roi »,

Ou « La Tombe à l’Enfant » ou « Le Chêne au Pendu »,

Forêts mugissantes, forêts du passé

Croassant de corneilles, éclairées des lumières pudiques

Adorables de primevères. O forêt

Dans ton mystère bruissant c’est là que je me sens à l’aise

Dans cette solitude mouvante vivant de bêtes délivrées

Lourde d’yeux peureux et de souffles secrets

Au son des sources délirantes au toc-toc du pic-vert léger

Au soleil glauque des clairières

Dans les sous-bois noirs épais dans cette humidité rampent

A peine trouve-t-on le feu d’un bûcheron ½ les salamandres

Noir de soute et de vent, de sommeil et de poudre

Près de ses femmes aux dents blanches.
apaise le délire ordonné des étoiles,

Des nuages ailés filant entre les cimes,

Forêt. Apaise-moi de ton silence amer

Et de tes grondements soupirs et tes rumeurs,

Forêt terrestre, maternelle,

Forêt de mes ancêtres et forêt de mes vœux

Qui ne t’auraient jamais imaginée plus belle.

Forêt de mes enfances, ô forêt de plumiers,

Toi, roucoulante de ramiers,

Déchirée de drames intimes

Je te porte en mes yeux, je t’écoute en mon cœur,

Forêt inapaisée, tourment qui n’a de cesse

Mélodieux martyre éternité du vent

Forêt sacrée mourant et renaissant

Sous ses caresses déchirantes…

Bloc d’ombre et de sommeil et de mélancolie,

Près sous un ciel lourd bousculé d’embellies.



Maurice Fombeure

 


 

C'est à vous que je parle, homme des antipodes,

je parle d'homme à homme

avec le peu en moi qui demeure de l'homme,

avec le peu de voix qui me reste au gosier ;

mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il

ne pas crier vengeance...

Un jour viendra, c'est sûr, de la soif apaisée,

nous serons au-delà du souvenir, la mort

aura parachevé les travaux de la haine,

je serai un bouquet d'orties sous vos pieds ;

alors, eh bien, sachez que j'avais un visage

comme vous, une bouche qui priait comme vous.

Quand une poussière entrait, ou bien un songe,

dans l'oeil, cet oeil pleurait un peu de sel.

Et quand

une épine mauvaise égratignait ma peau

il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre.

Certes, tout comme vous j'étais cruel, j'avais

soif de tendresse de puissance,

d'or, de plaisir et de douleur.

Tout comme vous j'étais méchant et angoissé,

solide dans la paix, ivre dans la victoire

et titubant, hagard, à l'heure de l'échec ...

Et pourtant, non.

Je n'étais pas un homme comme vous.

Vous n'êtes pas nés sur les routes,

personne n'a jeté à l'égout vos petits

comme des chats encore sans yeux,

vous n'avez pas erré de cité en cité,

traqué par les polices,

vous n'avez pas connu les désastres, à l'aube

les wagons à bestiaux,

et le sanglot amer de l'humiliation,

accusé d'un délit que vous n'avez pas fait,

du crime d'exister,

changeant de nom et de visage

pour ne pas emporter un nom qu'on a hué,

un visage qui avait servi à tout le monde

de crachoir !

Un jour viendra sans doute, où ce poème lu

se trouvera devant vos yeux.

Il ne demande rien ! Oubliez-le, oubliez-le !

Ce n'est qu'un cri, qu'on ne peut pas mettre dans un poème

parfait : avais-je le temps de le finir ?

Mais quand vous foulerez ce bouquet d'orties

qui avait été moi, dans un autre siècle,

en une histoire qui vous semblera périmée,

souvenez-vous seulement que j'étais innocent

et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,

j'avais eu, moi aussi, un visage marqué

par la colère, par la pitié et la joie,

un visage d'homme, tout simplement.

 

Benjamin Fondane


 

 

 

 

 

MATINES

 

Heureuse

dans la main calleuse du maçon

la truelle jacasse

On entend derrière la maison

claquer le fouet sur les sillons

Les ailes du pigeon

s'esclaffent

L'alouette

a retrouvé sa vrille et repris sa chanson

La herse

qui n'est pas sortie depuis l'autre saison

lime ses ongles bleus

pour griffer le soleil.

 

Paul-Marie Fontaine

 


 

LE FACTEUR RURAL

 

 

Le facteur rural

enfourche son vélo

et cahotant par les chemins boueux

va battant des ailes bleues,

sous la pluie

 

De-ci de-là on le hèle

il fait signe de la main

ou s'arrête

un pied sur sa bicyclette

et l'autre sur le chemin...

 

Le facteur rural

par les chemins cahotants

va battant des ailes- bleues dans le vent.

 

Paul-Marie Fontaine


 

Jeux

 

Un grain de maïs

sur un mur juché

surprit une poule

et la dévora

Vous n’en croyez rien et pourtant c’est vrai

puisque je l’ai vu quand il l’avala.

Un escargot bleu

filant au galop

heurta un canard

et l’écrabouilla

Vous n’en croyez rien et pourtant c’est vrai

Puisque je l’ai vu quand il trépassa.

Une pipistrelle

Eprise d’un chat

Se coupa les ailes

Et les lui donna

Vous n’en croyez rien et pourtant c’est vrai

Puisque je l’ai vu quand il s’envola.

Un agneau rôdant

La nuit dans les bois

Fit si peur aux loups

Qu’un loup en creva

Vous n’en croyez rien et pourtant c’est vrai

Puisque je l’ai vu quand on l’enterra.

 

Paul-Marie Fontaine  

 


La Cigale et la Fourmi

La cigale , ayant chanté
                Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau  
Elle alla crier famine
Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle
«Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'oût , foi d'animal,
Intérêt et principal .»
La fourmi n'est pas prêteuse ;
C'est là son moindre défaut.
«Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
        - Vous chantiez ? j'en suis fort aise.
Eh bien : dansez maintenant.»

Jean de La Fontaine


 

 

 

Le Corbeau et le Renard

Maître corbeau, sur un arbre perché,
        Tenait en son bec un fromage.
Maître renard par l'odeur alléché ,
        Lui tint à peu près ce langage :
        «Et bonjour Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli! que vous me semblez beau!
        Sans mentir, si votre ramage
        Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois»
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie;
        Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec laisse tomber sa proie.
Le renard s'en saisit et dit: "Mon bon Monsieur,
            Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute:
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute."
        Le corbeau honteux et confus
Jura mais un peu tard , qu'on ne l'y prendrait plus.

Jean de La Fontaine


 

 

La Grenouille qui se veut  faire aussi grosse que le Boeuf

Une grenouille vit un boeuf
            Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle et se travaille,
        Pour égaler l'animal en grosseur,
            Disant: "Regardez bien, ma soeur;
Est-ce assez? dites-moi: n'y suis-je point encore?
Nenni- M'y voici donc? -Point du tout. M'y voilà?
-Vous n'en approchez point."La chétive pécore
            S'enfla si bien qu'elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages.
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs ,
            Tout prince a des ambassadeurs,
        Tout marquis veut avoir des pages.

 

 

Jean de La Fontaine


 

 

Les deux Mulets

 

Deux mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
        L'autre portant l'argent de la gabelle
Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
            Il marchait d'un pas relevé,
            Et faisait sonner sa sonnette:
            Quand, l'ennemi se présentant,
            Comme il en voulait à l'argent,
Sur le mulet du fisc une troupe se jette,
           
   Le saisit au frein et l'arrête.    
            Le mulet, en se défendant,
Se sent percé de coups; il gémit, il soupire.
Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?
Ce mulet qui me suit du danger se retire;
            Et moi j'y tombe et je péris!
            - Ami, lui dit son camarade,
Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi:
Si tu n'avais servi qu'un meunier, comme moi,
           
   Tu ne serais pas si malade.

Jean de La Fontaine


Le Rat de ville et
le Rat des champs

Autrefois le rat des villes
Invita le rat des champs,
D'une façon fort civile,
A des reliefs d'ortolans.

Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honnête :
Rien ne manquait au festin;
Mais quelqu'un troubla la fête
Pendant qu'ils étaient en train.

A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit :
Le rat de ville détale ,
Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussitôt ;
Et le citadin de dire :
«Achevons tout notre rôt.

-C'est assez, dit le rustique ;
Demain vous viendrez chez moi.
Ce n'est pas que je me pique
De tous vos festins de roi ;

Mais rien ne vient m'interrompre :
Je mange tout à loisir.
Adieu donc. Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre!»

Jean de La Fontaine      

 

Le Loup et l'Agneau

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
            Nous l'allons montrer tout à l'heure.

            Un agneau se désaltérait
            Dans le courant d'une onde pure.
Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
        Et que la faim en ces lieux attirait.
"Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
            Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
-Sire, répond l'agneau, que Votre Majesté
            Ne se mette pas en colère ;
            Mais plutôt qu'elle considère
            Que je me vas désaltérant
                    Dans le courant,
            Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
            Je ne puis troubler sa boisson.
- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
-Comment l'aurais-je fait si  je n'étais pas né ?
        Reprit l'agneau ; je tette encor ma mère
            -Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
        - Je n'en ai point. -C'est donc quelqu'un des tiens :
            Car vous ne m'épargnez guère,
            Vous, vos bergers et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge."
            Là-dessus, au fond des forêts
            Le loup l'emporte et puis le mange,
            Sans autre forme de procès.

Jean de La Fontaine


Le Renard et la Cigogne

Compère  le Renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la Cicogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d'apprêts:
            Le galand, pour toute besogne,
Avait un brouet clair (il vivait chichement).
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette:
La cigogne au long bec n'en put attraper miette,
Et le drôle eut lapé le tout en un moment.
        Pour se venger de cette tromperie,
A quelque temps de là, la cigogne le prie.
"Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis,
            Je ne fais point cérémonie. "
        A l'heure dite, il courut au logis
            De la cigogne son hôtesse,
            Loua très fort sa politesse ,
            Trouva le dîner cuit à point.
Bon appétit surtout, renards n'en manquent point.
Il se réjouissait à l'odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu'il croyait friande.
            On servit, pour l'embarrasser,
En un vase à long col et d'étroite embouchure .
Le bec de la cigogne y pouvait bien passer,
Mais le museau du sire était d'autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris,
        Serrant la queue, et portant bas l'oreille.

            Trompeurs, c'est pour vous que j'écris :
            Attendez-vous à la pareille

Jean de La Fontaine


Le Chêne et le Roseau

Le chêne un jour dit au roseau :
"Vous avez bien sujet d'accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ;
            Le moindre vent qui d'aventure
            Fait rider la face de l'eau,
            Vous oblige à baisser la tête.
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
            Brave l'effort de la tempête.
Tout vous est aquilon ; tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
            Dont je couvre le voisinage,
            Vous n'auriez pas tant à souffrir :
            Je vous défendrai de l'orage ;
            Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
- Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci :
        Les vents me sont moins qu'à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
            Contre leurs coups épouvantables
            Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin." Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
            Le plus terrible des enfants
Que le nord eût porté jusque là dans ses flancs.
            L'arbre tient bon ; le roseau plie.
            Le vent redouble ses efforts,
            Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

 

Jean de La Fontaine


 

 

 

Les deux Taureaux et une Grenouille

Deux taureaux combattaient à qui posséderait
          Une génisse avec l'empire.
            Une grenouille en soupirait.
            « Qu'avez-vous?' »se mit à lui dire
            Quelqu'un du peuple croassant.
            «  - Eh ! ne voyez-vous pas, dit-elle,
            Que la fin de cette querelle
Sera l'exil de l'un ; que l'autre, le chassant,
Le fera renoncer aux campagnes fleuries ?
Il ne régnera plus sur l'herbe des prairies,
Viendra dans nos marais régner sur les roseaux ;
Et nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux,
Tantôt l'une, et puis l'autre, il faudra qu'on pâtisse
Du combat qu'a causé Madame la Génisse. »
 

            Cette crainte était de bon sens.
            L'un des taureaux en leur demeure
            S'alla cacher, à leurs dépens :
            Il en écrasait vingt par heure.
            Hélas, on voit que de tout temps
Les petits ont pâti des sottises de grands.

Jean de La Fontaine


 

 

 

Le Lion et le Rat

Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
De cette vérité deux fables feront foi,
            Tant la chose en preuves abonde.
 

            Entre les pattes d'un lion
Un rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu'il était et lui donna la vie .
            Ce bienfait ne fut pas perdu.
            Quelqu'un aurait-il jamais cru
            Qu'un lion d'un rat eût affaire ?
Cependant il advint qu'au sortir des forêts
           Ce lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.
 

           Patience et longueur de temps
           Font plus que force ni que rage.

Jean de La Fontaine

                    

                                     

Le Berger et la Mer

Du rapport d'un troupeau, dont il vivait sans soins,
Se contenta longtemps un voisin d'Amphitrite :
Si sa fortune était petite,
Elle était sûre tout au moins.
A la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu'il vendit son troupeau,
Trafiqua de l'argent, le mit entier sur l'eau.
Cet argent périt par naufrage.
Son maître fut réduit à garder les Brebis,
Non plus Berger en chef comme il était jadis,
Quand ses propres Moutons paissaient sur le rivage :
Celui qui s'était vu Coridon ou Tircis
Fut Pierrot, et rien davantage.
Au bout de quelque temps il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine ;
Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux :
"Vous voulez de l'argent, ô Mesdames les Eaux,
Dit-il ; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre :
Ma foi! vous n'aurez pas le nôtre. "

Ceci n'est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer, par expérience,
Qu'un sou, quand il est assuré,
Vaut mieux que cinq en espérance ;
Qu'il se faut contenter de sa condition ;
Qu'aux conseils de la Mer et de l'Ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s'en louera, dix mille s'en plaindront.
La Mer promet monts et merveilles ;
Fiez-vous-y, les vents et les voleurs viendront.

 

Jean de La Fontaine

 

La Laitière et le Pot au lait

Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l'argent,
Achetait un cent d'oeufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m'est, disait-elle, facile,
D'élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile,
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l'eus de grosseur raisonnable :
J'aurai le revendant de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La dame de ces biens, quittant d'un oeil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l'appela le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On m'élit roi, mon peuple m'aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.

 

Jean de la Fontaine

 

Les deux Pigeons

Deux Pigeons s'aimaient d'amour tendre.
L'un d'eux s'ennuyant au logis
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L'absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel. Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s'avançait davantage !
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau
Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste ?
Ce discours ébranla le coeur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point :
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère.
Je le désennuierai : quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.
Je dirai : J'étais là ; telle chose m'avint ;
Vous y croirez être vous-même.
A ces mots en pleurant ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne ; et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès ; cela lui donne envie :
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un las,
Les menteurs et traîtres appas.
Le las était usé ! si bien que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin.
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu'un certain Vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l'avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s'en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit auprès d'une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d'enfant, cet âge est sans pitié,
Prit sa fronde et, du coup, tua plus d'à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l'aile et tirant le pié,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s'en retourna.
Que bien, que mal, elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ;
J'ai quelquefois aimé ! je n'aurais pas alors
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l'aimable et jeune Bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon coeur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête ?
Ai-je passé le temps d'aimer ?

 

Jean de la Fontaine

 

 

 


Complainte du petit cheval blanc

Le petit cheval dans le mauvais temps, qu'il avait donc du courage ! C'était un petit cheval blanc, tous derrière et lui devant.

Il n'y avait jamais de beau temps dans ce pauvre paysage. Il n'y avait jamais de printemps ni derrière, ni devant.

Mais toujours il était content, menant les gars du village, à travers la pluie noire des champs, tous derrière et lui devant.

Sa voiture allait poursuivant sa belle petite queue sauvage. C'est alors qu'il était content, eux derrière et lui devant.

Mais un jour, dans le mauvais temps, un jour qu'il était si sage, il est mort par un éclair blanc, tous derrière et lui devant.

Il est mort sans voir le beau temps, qu'il avait donc du courage ! Il est mort sans voir le printemps ni derrière ni devant.

Paul Fort


Cloche d'aube

 
 Ce petit air de cloche, errant dans le matin,

   a rajeuni mon coeur à la pointe du jour.

 Ce petit air de cloche, au coeur frais du matin,

   léger, proche et lointain, a changé mon destin.

 Quoi! vais-je après cette heure survivre à mon bonheur,

   ô petit air de cloche qui rajeunis mon coeur?

 Si lointain, monotone et perdu, si perdu, petit air,

   petit air au coeur frais de la nue,

 tu t'en vas, reviens, sonnes: errant comme l'amour,

   tu trembles sur mon coeur à la pointe du jour.

 Quoi! la vie pourrait être monotone et champêtre

   et douce et comme est, proche, ce petit air de cloche?

 Douce et simple et lointaine aussi, comme est lointain

   ce petit air qui tremble au coeur frais du matin?

Paul Fort


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La ronde

  Si toutes les filles du monde voulaient s'donner la main,

   tout autour de la mer elles pourraient faire une ronde.
 Si tous les gars du monde voulaient bien êtr' marins,

   ils f'raient avec leurs barques un joli pont sur l'onde.

 Alors on pourrait faire une ronde autour du monde,

   si tous les gens du monde voulaient s'donner la main.

Paul Fort

 

 

La pluie

 

La pluie tombe infinie. Les horizons s’enfuient. Où vont-ils ces coteaux, ces coteaux sous la pluie, qui portent sur leur dos ces forêts qui s’ennuient ?

 

Où donc est Andely, Andely-le-Petit ? Son coteau ? son château ? Je les voyais tantôt. Les horizons s’enfuient. La pluie tombe infinie.

 

Du côté des forêts qui donc réapparaît ? Ce géant, est-ce lui ? Est-ce toi, vieux château qui va courbant ton dos sous neuf siècles d’ennui ?

 

La pluie tombe infinie.

 

                                Paul Fort

 

Les différences

T’es pas la même que moi, c’est sûr. T’es toute petite devant moi. Mais quand j’te quitte, ah ! tu grandis ! t’es sur la mer une grande figure, qui grimpe au ciel, qui couvre tout. Moi, je suis toujours moi pour moi. Dans mes souvenirs je n’grandis pas. J’suis à ma taille dans mes souvenirs. C’est déjà ça, mignonne d’amour !… T’es pas la même que moi, c’est sûr. T’es toute petite quand  t’es devant moi. Mais quand j’suis loin, quand j’pense à toi, dans mes souvenirs tu couvres tout, la mer, le ciel, la nuit, le jour ! Et ça, c’est trop mignonne d’amour !

                                Paul Fort

 

 

Le Bonheur

Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, cours-y vite. Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite. Il va filer.


Si tu veux le rattraper, cours-y vite, cours-y vite. Si tu veux le rattraper, cours-y vite. Il va filer.


Dans l'ache et le serpolet, cours-y vite, cours-y vite. Dans l'ache et le serpolet, cours-y vite. Il va filer.


Sur les cornes du bélier, cours-y vite, cours-y vite. Sur les cornes du bélier, cours-y vite. Il va filer.


Sur le flot du sourcelet, cours-y vite, cours-y vite. Sur le flot du sourcelet, cours-y vite. Il va filer.


De pommier en cerisier, cours-y vite, cours-y vite. De pommier en cerisier, cours-y vite. Il va filer.


Saute par-dessus la haie, cours-y vite, cours-y vite. Saute par-dessus la haie, cours-y vite. Il a filé !

                                                                                                     Paul Fort  

 

 

L’ÉCUREUIL

 

- Ecureuil du printemps, écureuil de l'été, qui domines la terre avec vivacité, que penses-tu là-haut de notre humanité ?

- Les hommes sont des fous qui manquent de gaîté.

- Ecureuil, queue touffue, doré trésor des bois, ornement de la vie et fleur de la nature, juché sur son pin vert, dis-nous ce que tu vois ?

- La terre qui poudroie sous des pas qui murmurent.

- Ecureuil voltigeant, frère du pic bavard, cousin du rossignol, ami de la corneille, dis-nous ce que tu vois par delà nos brouillards ?

- Des lances, des fusils menacer le soleil...

- Ecureuil aux yeux vifs, -pétillants, noirs et beaux, humant la sève d'or, la pomme entre tes pattes, que vois-tu sur la plaine autour de nos hameaux ?

- Monter le lac de sang des hommes qui se battent.

- Ecureuil de l'automne, écureuil de l'hiver, qui lances vers l'azur, avec tant de gaîté, ces pommes.... que vois-tu ?

Demain tout comme Hier.

Les hommes sont des fous et pour l'éternité.

 

Paul FORT

 

 

La mer

 

La mer brille comme une coquille
On a envie de la pêcher
La mer est verte
La mer est grise
Elle est d'azur
Elle est d'argent et de dentelle

Paul Fort

 

La grenouille bleue

 

Nous vous en prions à genoux,

bon forestier, dites-nous le !

à quoi reconnaît-on chez vous

la fameuse grenouille bleue ?

 

à ce que les autres sont vertes ?

à ce qu'elle est pesante ? alerte ?

à ce qu'elle fuît les canards ?

ou se balance aux nénuphars ?

 

à ce que sa voix est perlée ?

à ce qu'elle porte une houppe?

à ce qu'elle rêve par troupe ?

en ménage ? ou bien isolée ?

 

Ayant réfléchi très longtemps

et reluquant un vague étang,

le bonhomme nous dit: eh mais,

 

à ce qu'on ne la voit jamais

 

Tu mentais, forestier. Aussi ma joie éclate !

Ce matin je l'ai vue ! un vrai saphir à pattes.

Complice du beau temps, amante du ciel pur,

elle était verte, mais réfléchissait l'azur.

  

Paul Fort

 

La ronde autour du monde 

 

Si toutes les filles du monde
Voulaient se donner la main,
Tout autour de la mer
Elles pourraient faire une ronde.

Si tous les gars du monde
Voulaient être marins,
Ils f'raient avec leurs barques
Un joli pont sur l'onde.

Alors on pourrait faire
Une ronde autour du monde
Si tous les gens du monde
Voulaient s'donner la main.

                                                                                    Paul Fort

 

 

Elégie aux grands arbres du Morvan 


Grands arbres, plaignez les soupirs d'un malheureux par ses désirs.
Je la voudrais ici, grands chênes, vous écoutant près de mon coeur.
Dans la nuit noire de ma peine, l'obscure nuit de mes douleurs,
chênes, les vents tirent de vous des chants si plaintifs et si doux
Qu'ils m'enchantent et bouleversent. Arbres, vos
coeurs inhumains percent
mon coeur, ce coeur tout rempli d'elle, qui près de lui voudrait sa belle...
Grands arbres, plaignez les soupirs d'un malheureux par ses désirs.



Paul Fort

 

 

 

 

 

 

Petits Lapons

Dans leur cahute enfumée

Bien soigneusement fermée

Les braves petits lapons

Boivent l'huile de poisson !

 

Dehors on entend le vent

Pleurer ; Les méchants ours blancs

Grondent en grinçant des dents

Et depuis longtemps la mort

Le pâle soleil du nord !

Mais dans la brume enfumée

Les braves petits lapons

Boivent l'huile de poisson...

 

Sans rien dire, ils sont assis,

Père, mère, aïeul, les six

Enfants, le petit dernier

Bave en son berceau d'osier :

Leur bon vieux renne au poil roux

Les regarde, l'air si doux !

 

Bientôt ils s'endormiront

Et demains ils reboiront

La bonne huile de poisson,

Et puis se rendormiront

Et puis, un jour, ils mourront !

Ainsi coulera leur vie

Monotone et sans envie...

Et plus d'un poète envie

 

Les braves petits lapons

Buveurs d'huile de poissons !

 

Georges Fourest